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Constructivisme et enseignement explicite : on ne parle pas de la même chose

Si la coopération n’exclut pas l’explicitation et réciproquement, trop d’instruction directe peut réduire la créativité de l’élève ou le développement de son esprit critique, et trop d’espaces de liberté ou de complexité peut le perdre. Quelle solution ? Analyse de Pierre Cieutat, enseignant, formateur, doctorant en sciences de l’éducation.

Article paru dans la revue Animation & Education de novembre - décembre 2020

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Animation & Éducation : Un des débats en science de l’éducation oppose constructivisme et enseignement explicite. Pourquoi cette opposition ?

Pierre Cieutat : La pédagogie explicite, appelé aussi enseignement direct, est un courant venant d’Amérique du Nord s’appuyant sur des méta-analyses (John Hattie) et des recherches autour du projet « Follow Through ». Il est porté par des chercheurs comme Clermont Gauthier ou Steve Bissonnette. Sur la base de ces recherches, leur intention est de mettre en avant l’influence de l’enseignant dans la réussite des élèves ; ce que l’on appelle souvent « l’effet-maître ». Certains, convaincus par ce courant, ont pu laisser penser que cette pédagogie remettait en cause la validité de la théorie constructiviste de l’apprentissage (Piaget). Le constructivisme n’est pas une pédagogie, c’est une modélisation, une théorie des processus de l’apprendre. Il institue que l’apprentissage est le résultat d’une rééquilibration qui fait suite à un conflit cognitif. Ce dernier est provoqué par une inadéquation entre ce que le sujet connait en lui-même et la perception qu’il a d’objets extérieurs. Le constructivisme met en avant la nécessaire participation de l’élève à ses apprentissages. L’art de l’enseignant est de mettre les élèves dans ces situations aussi souvent que possible(1). C’est après le conflit cognitif que la transmission formelle d’un savoir – la leçon – est très efficace, car l’enseignant va répondre à des questions que les élèves se posent. Suivi d’entrainements, cela a pour effet d’accompagner le rééquilibrage cognitif de l’élève et la mémorisation de ces nouvelles connaissances. L’élève connait alors une « équilibration majorante », gage d’un apprentissage stable (2).

Le mouvement de l’enseignement explicite nord-américain, appelé aussi « instructionniste », insiste sur la primauté de la transmission magistrale des savoirs scolaires par l’enseignant et ignore la nécessité d’un conflit cognitif pour l’élève. Il met les élèves en position de « regardez-moi, suivez-moi, faites comme moi et vous apprendrez ». C’est une pédagogie impositive et magistrocentrée. Elle fonctionne – c’est-à-dire qu’elle est efficace – certainement pour quelques élèves mais pas tous.

Par ailleurs, l’efficacité des apprentissages ne peut être le seul critère dictant les gestes professionnels d’un enseignant, qui est aussi un éducateur. L’école a pour mission de transmettre des savoirs pour raisonner mais aussi d’éduquer nos enfants à devenir des personnes citoyennes, responsables, avec les connaissances nécessaires (3). Le savoir est une donnée extérieure validée par un collectif savant. Il ne se négocie pas. Il ne peut pas être inventé par les élèves. Il est enseigné. À l’inverse, l’apprentissage stable ne peut être imposé aux élèves par un enseignant qui « modèle » (4) l’élève. Il peut être dangereux d’adopter des modes d’enseignement aboutissant à une représentation du savoir comme immuable et certain. L’école manquerait sa mission d’éduquer des citoyens capables de répondre à la complexité de nos sociétés du XXIe siècle, qui nécessitent de prendre conscience que c’est l’incertitude qui ordonne notre monde.

Ainsi, introduire plus d’explicitation dans des moments formalisés, des moments d’enseignement, est nécessaire à l’apprentissage, et pour qu’un plus grand nombre d’élèves ait accès à l’objectif de l’enseignant. Mais cela n’exclut en aucun cas le recours aux interactions entre pairs et au conflit cognitif qui peut naitre de ces interactions. À l’inverse, l’erreur serait de croire que ce conflit, ou mettre les élèves en activité, est suffisant pour leur permettre à tous d’apprendre. L’explicitation revient à un ensemble de gestes professionnels qui vont insister, faire apparaitre aux élèves les enjeux cognitifs de ce qu’ils font (cf. les travaux de l’équipe Escol et d’autres). Ces gestes, qui s’agrègent au final dans une posture d’enseignant, sont à considérer presque indépendamment de la pédagogie sur laquelle s’appuie l’enseignant.

A&E : Donc si je résume, instructionnisme et constructivisme fonctionnent, les deux parviennent à faire apprendre à certains élèves (pas les mêmes peut-être), mais si l’on regarde les propositions méthodologiques de l’un – basé sur le modelage, la répétition de processus… – et de l’autre – la mise en activité d’élèves qui expérimentent, tâtonnent, cherchent ensemble, réfléchissent… –, il semble évident que les deux démarches ne formeront pas les mêmes citoyens ?

P.C. : L’instructionnisme est une méthode pédagogique, le constructivisme est un modèle qui sous-tend des pédagogies plus participatives, moins centrées sur le seul apport de l’enseignant. Comme vous l’indiquez, les pédagogies actives laissent, a priori, plus de possibilités à l’élève pour exercer son esprit critique, pour devenir citoyen, pour s’interroger sur le monde, que le seul mode d’enseignement de l’instruction directe. Cependant, rien n’empêche un enseignant de varier les approches.

Il me semble qu’autre chose est en jeu. Les travaux du sociologue Guy Vincent sur la forme scolaire peuvent nous éclairer (5). L’auteur explique que finalement, il en existe deux : celle qui repose sur un mode de transmission par contrainte et celle qu’il appelle « l’instruction publique », issue de la révolution et des philosophes des Lumières, qui repose sur la transmission par la raison et la compréhension. L’objectif de cette dernière n’est pas seulement de transmettre, mais aussi de former des êtres qui auront pris conscience de leur raison et comprendront ce qu’ils apprennent. C’est un projet éducatif différent. Chez les enseignants, ces deux positionnements existent. Pour certains, les élèves doivent écouter, apprendre, être obéissants et se taire ; pour d’autres, il faut les éveiller à l’esprit critique et permettre l’expression pour favoriser la compréhension et l’émancipation. Cette dernière vision me semble être le projet des Lumières et de l’École républicaine.

A&E : On pourrait aussi douter qu’un élève soumis uniquement à l’instruction directe trouve des espaces pour développer sa créativité ou pour s’autoriser à prendre la parole et à exercer des responsabilités ?

P.C. : En effet, des doutes peuvent être émis sur la place laissée aux initiatives des élèves dans l’instruction directe. Dans les pédagogies coopératives, les enseignants usent de stratégies pour permettre à l’élève de développer sa créativité, de prendre des initiatives, de trouver son chemin vers le savoir, de participer, d’assumer des responsabilités. Néanmoins, il ne faut pas oublier que dans ce foisonnement, cette créativité, cette invitation à aller chercher par soi-même, etc., des élèves peuvent se perdre. Trop de complexité ou trop d’espaces de liberté peut amener les élèves à abandonner, à tomber dans le consensus sans réflexion propre, à ne plus penser par eux-mêmes ! C’est pourquoi l’organisation de la pédagogie coopérative doit être réfléchie, cadrée et accompagnée. La coopération n’exclut pas l’explicitation. L’instruction directe n’a pas le monopole de l’explicitation. Je rejoins ici Roland Goigoux qui explique que « lorsque certains courants de recherche tentent de faire croire que certaines démarches seraient intrinsèquement meilleures que d’autres, ils se trompent. Par exemple, l’instruction directe, très “étapiste” et procédurale, peut être pertinente dans certains cas, mais il ne faut pas laisser accaparer le terme “explicite” pour cette seule acception. […] Il existe mille et une manières de conduire un enseignement plus ou moins explicite. » (6) Et pour reprendre une de ses formules, en conclusion : « Attention au hold-up sémantique ! »

Propos recueillis par Marie-France Rachédi


1 : C’est ici que le conflit sociocognitif peut intervenir, c’est une modalité efficace pour créer le conflit cognitif interne à chaque élève. Insistons encore une fois, ce n’est pas le conflit sociocognitif qui a fait apprendre les élèves. C’est la leçon qui s’en suit, et qui est suivie d’entrainements accompagnés pour automatiser et mémoriser. (retour)

2 : Qui dépassera l’horizon du prochaincontrôle scolaire. (retour)

3 : Cf. article L111-1 du Code de l’éducation qui fixe la mission de l’école. (retour)

4 : Terme repris d’une des phases de l’enseignement explicite : le modelage – phase 2. (retour)

5 : Entretien de Guy Vincent avec Bernard Courtebras et Yves Reuter, La forme scolaire : débats et mises au point, Recherches en didactiques, 13(1), 109-135, 2012, Cairn.info. https://doi.org/10.3917/rdid.013.0109 (retour)

6http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/nouvelles-professionnalites/formateurs/roland-goigoux-quels-savoirs-pour-les-formateurs

 

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