CHERCHEUR
Cinq années de parcours doctoral à Paul Valéry, Montpellier en sciences de l'éducation et de la formation autour du développement professionnel des enseignants m'ont permis d'appréhender les enjeux de la recherche en sciences humaines appuyée sur des méthodologies scientifiques.
Je participe depuis à des projets de recherches collaboratives (LéA, E.C. de Toulouse, de Lyon...) et j'éprouve l'intérêt de ces projets qui allie recherche et développement professionnel.
Vous trouverez ici quelques textes que j'ai écrits. Cela va de billets d'humeur à des textes plus pensés et construits. Vous trouverez aussi des textes écrits par d'autres. Je les intègre ici car ils sont source d'inspiration pour moi. Et pour vous ?
Constructivisme et enseignement explicite : on ne parle pas de la même chose
Si la coopération n’exclut pas l’explicitation et réciproquement, trop d’instruction directe peut réduire la créativité de l’élève ou le développement de son esprit critique, et trop d’espaces de liberté ou de complexité peut le perdre. Quelle solution ? Analyse de Pierre Cieutat, enseignant, formateur, doctorant en sciences de l’éducation.
Article paru dans la revue Animation & Education de novembre - décembre 2020
Vous trouverez sur ce site, un autre article co-écrit sur ce sujet - clic.
Animation & Éducation : Un des débats en science de l’éducation oppose constructivisme et enseignement explicite. Pourquoi cette opposition ?
Pierre Cieutat : La pédagogie explicite, appelé aussi enseignement direct, est un courant venant d’Amérique du Nord s’appuyant sur des méta-analyses (John Hattie) et des recherches autour du projet « Follow Through ». Il est porté par des chercheurs comme Clermont Gauthier ou Steve Bissonnette. Sur la base de ces recherches, leur intention est de mettre en avant l’influence de l’enseignant dans la réussite des élèves ; ce que l’on appelle souvent « l’effet-maître ». Certains, convaincus par ce courant, ont pu laisser penser que cette pédagogie remettait en cause la validité de la théorie constructiviste de l’apprentissage (Piaget). Le constructivisme n’est pas une pédagogie, c’est une modélisation, une théorie des processus de l’apprendre. Il institue que l’apprentissage est le résultat d’une rééquilibration qui fait suite à un conflit cognitif. Ce dernier est provoqué par une inadéquation entre ce que le sujet connait en lui-même et la perception qu’il a d’objets extérieurs. Le constructivisme met en avant la nécessaire participation de l’élève à ses apprentissages. L’art de l’enseignant est de mettre les élèves dans ces situations aussi souvent que possible(1). C’est après le conflit cognitif que la transmission formelle d’un savoir – la leçon – est très efficace, car l’enseignant va répondre à des questions que les élèves se posent. Suivi d’entrainements, cela a pour effet d’accompagner le rééquilibrage cognitif de l’élève et la mémorisation de ces nouvelles connaissances. L’élève connait alors une « équilibration majorante », gage d’un apprentissage stable (2).
Le mouvement de l’enseignement explicite nord-américain, appelé aussi « instructionniste », insiste sur la primauté de la transmission magistrale des savoirs scolaires par l’enseignant et ignore la nécessité d’un conflit cognitif pour l’élève. Il met les élèves en position de « regardez-moi, suivez-moi, faites comme moi et vous apprendrez ». C’est une pédagogie impositive et magistrocentrée. Elle fonctionne – c’est-à-dire qu’elle est efficace – certainement pour quelques élèves mais pas tous.
Par ailleurs, l’efficacité des apprentissages ne peut être le seul critère dictant les gestes professionnels d’un enseignant, qui est aussi un éducateur. L’école a pour mission de transmettre des savoirs pour raisonner mais aussi d’éduquer nos enfants à devenir des personnes citoyennes, responsables, avec les connaissances nécessaires (3). Le savoir est une donnée extérieure validée par un collectif savant. Il ne se négocie pas. Il ne peut pas être inventé par les élèves. Il est enseigné. À l’inverse, l’apprentissage stable ne peut être imposé aux élèves par un enseignant qui « modèle » (4) l’élève. Il peut être dangereux d’adopter des modes d’enseignement aboutissant à une représentation du savoir comme immuable et certain. L’école manquerait sa mission d’éduquer des citoyens capables de répondre à la complexité de nos sociétés du XXIe siècle, qui nécessitent de prendre conscience que c’est l’incertitude qui ordonne notre monde.
Ainsi, introduire plus d’explicitation dans des moments formalisés, des moments d’enseignement, est nécessaire à l’apprentissage, et pour qu’un plus grand nombre d’élèves ait accès à l’objectif de l’enseignant. Mais cela n’exclut en aucun cas le recours aux interactions entre pairs et au conflit cognitif qui peut naitre de ces interactions. À l’inverse, l’erreur serait de croire que ce conflit, ou mettre les élèves en activité, est suffisant pour leur permettre à tous d’apprendre. L’explicitation revient à un ensemble de gestes professionnels qui vont insister, faire apparaitre aux élèves les enjeux cognitifs de ce qu’ils font (cf. les travaux de l’équipe Escol et d’autres). Ces gestes, qui s’agrègent au final dans une posture d’enseignant, sont à considérer presque indépendamment de la pédagogie sur laquelle s’appuie l’enseignant.
A&E : Donc si je résume, instructionnisme et constructivisme fonctionnent, les deux parviennent à faire apprendre à certains élèves (pas les mêmes peut-être), mais si l’on regarde les propositions méthodologiques de l’un – basé sur le modelage, la répétition de processus… – et de l’autre – la mise en activité d’élèves qui expérimentent, tâtonnent, cherchent ensemble, réfléchissent… –, il semble évident que les deux démarches ne formeront pas les mêmes citoyens ?
P.C. : L’instructionnisme est une méthode pédagogique, le constructivisme est un modèle qui sous-tend des pédagogies plus participatives, moins centrées sur le seul apport de l’enseignant. Comme vous l’indiquez, les pédagogies actives laissent, a priori, plus de possibilités à l’élève pour exercer son esprit critique, pour devenir citoyen, pour s’interroger sur le monde, que le seul mode d’enseignement de l’instruction directe. Cependant, rien n’empêche un enseignant de varier les approches.
Il me semble qu’autre chose est en jeu. Les travaux du sociologue Guy Vincent sur la forme scolaire peuvent nous éclairer (5). L’auteur explique que finalement, il en existe deux : celle qui repose sur un mode de transmission par contrainte et celle qu’il appelle « l’instruction publique », issue de la révolution et des philosophes des Lumières, qui repose sur la transmission par la raison et la compréhension. L’objectif de cette dernière n’est pas seulement de transmettre, mais aussi de former des êtres qui auront pris conscience de leur raison et comprendront ce qu’ils apprennent. C’est un projet éducatif différent. Chez les enseignants, ces deux positionnements existent. Pour certains, les élèves doivent écouter, apprendre, être obéissants et se taire ; pour d’autres, il faut les éveiller à l’esprit critique et permettre l’expression pour favoriser la compréhension et l’émancipation. Cette dernière vision me semble être le projet des Lumières et de l’École républicaine.
A&E : On pourrait aussi douter qu’un élève soumis uniquement à l’instruction directe trouve des espaces pour développer sa créativité ou pour s’autoriser à prendre la parole et à exercer des responsabilités ?
P.C. : En effet, des doutes peuvent être émis sur la place laissée aux initiatives des élèves dans l’instruction directe. Dans les pédagogies coopératives, les enseignants usent de stratégies pour permettre à l’élève de développer sa créativité, de prendre des initiatives, de trouver son chemin vers le savoir, de participer, d’assumer des responsabilités. Néanmoins, il ne faut pas oublier que dans ce foisonnement, cette créativité, cette invitation à aller chercher par soi-même, etc., des élèves peuvent se perdre. Trop de complexité ou trop d’espaces de liberté peut amener les élèves à abandonner, à tomber dans le consensus sans réflexion propre, à ne plus penser par eux-mêmes ! C’est pourquoi l’organisation de la pédagogie coopérative doit être réfléchie, cadrée et accompagnée. La coopération n’exclut pas l’explicitation. L’instruction directe n’a pas le monopole de l’explicitation. Je rejoins ici Roland Goigoux qui explique que « lorsque certains courants de recherche tentent de faire croire que certaines démarches seraient intrinsèquement meilleures que d’autres, ils se trompent. Par exemple, l’instruction directe, très “étapiste” et procédurale, peut être pertinente dans certains cas, mais il ne faut pas laisser accaparer le terme “explicite” pour cette seule acception. […] Il existe mille et une manières de conduire un enseignement plus ou moins explicite. » (6) Et pour reprendre une de ses formules, en conclusion : « Attention au hold-up sémantique ! »
Propos recueillis par Marie-France Rachédi
1 : C’est ici que le conflit sociocognitif peut intervenir, c’est une modalité efficace pour créer le conflit cognitif interne à chaque élève. Insistons encore une fois, ce n’est pas le conflit sociocognitif qui a fait apprendre les élèves. C’est la leçon qui s’en suit, et qui est suivie d’entrainements accompagnés pour automatiser et mémoriser. (retour)
2 : Qui dépassera l’horizon du prochaincontrôle scolaire. (retour)
3 : Cf. article L111-1 du Code de l’éducation qui fixe la mission de l’école. (retour)
4 : Terme repris d’une des phases de l’enseignement explicite : le modelage – phase 2. (retour)
5 : Entretien de Guy Vincent avec Bernard Courtebras et Yves Reuter, La forme scolaire : débats et mises au point, Recherches en didactiques, 13(1), 109-135, 2012, Cairn.info. https://doi.org/10.3917/rdid.013.0109 (retour)
6 : http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/nouvelles-professionnalites/formateurs/roland-goigoux-quels-savoirs-pour-les-formateurs
Tutos vidéos pour apprentis chercheur
Vous trouverez ici des tutoriels pour faciliter qui m'ont été très utiles pour faciliter mon avancée dans le travail de doctorat. Pour participer à ce mouvement qui m'a aidé, j'en ai produite quelques unes. Je liste sur cette page ceux que j'ai utlisé
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Sommaires partiels sous word
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Qu'est-ce qu'une problématique ?
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Gérer efficacement les figures dans un texte (très) long - sous Word ?
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Comment télécharger des podcast France Inter sans Itune ?
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Comment retranscrire plus rapidement des entretiens audio ?
Intégrer des sommaires partiels dans une document long
Qu'est-ce qu'une problématique ? (V. Moscovicci et S. Connac)
Gérer efficacement les figures dans un texte (très) long ?
Comment télécharger des podcast France Inter sans Itune ?
Retranscrire plus rapidement des entretiens audio ? (S. Connac)
Qu'est-ce qu'un propos scientifique ?
A l'école doctorale, nous discutons à plusieurs de certains thèmes. Cela me permet de construire intellectuellement des représentations à propos de notions complexes.
Cette notion de scientificité semble très difficile à cerner. Elle dépasse la rigueur et la méthode, aucun critère ne semble à lui-seul suffisant. Il est possible que la procédure itérative qui en découle soit, en elle-même, un gage de scientificité.
Plusieurs critères pour apprécier la scientificité d'un propos :
- Mettre à jour d'où la personne parle, dans quelle(s) épistémologie(s) s'enracine son propos.
- Une construction du propos structurée par la raison.
- L'explicitation de la méthode qui a servi à construire le propos.
- L'acceptation de la discussion, de la remise en cause du propos, de l'incertitude.
- Un appui sur des données empiriques.
Juin 2020
Pour continuer la discussion :
Fiche de synthèse de l’activité du LéA MoCA 2019-2020
Contexte : Le LéA est constitué en septembre 2018 autour d’une classe de 4è du collège Jean Vilar à Grigny en REP+. L’équipe d’enseignant de cette classe transforme ces pratiques pour en faire une classe coopérative dans le but d’améliorer la motivation et les apprentissages des élèves. Ils se forment et se demande ce qui favorise ou les empêche de transférer des contenus de formations dans la réalité de la classe.
Résumé : Dans le cadre de la recherche collaborative du LéA, plusieurs recueils et analyses de données ont été menés pendant l’année 2019-2020.Du fait de la crise liée au CoVid19, certaines collectes ont été interrompues mais l’essentiel a pu être traité.Ce document est une synthèse des activités menées par le LéA MoCA au cours de l’année scolaire 2019-2020.
Pour avoir accès à une synthèse des résultats vous pouvez aller sur le site de l'IFE : https://reseaulea.hypotheses.org/13244
Pour un visuel de cette année de recherche :
Les méthodologies qualitatives sont-elles scientifiques ?
Pierre Cieutat – Juin 2020
Résumé : En sciences humaines les méthodologies qualitatives sont largement employées. Ce texte est le témoignage d’un doctorant qui découvre au cours de son travail qu’il est victime d’une représentation non consciente qui l’amène à dénigrer la méthodologie qu’il emploie. C’est un travail d’appropriation épistémologique qui est décrit ici. Travail qui passe par la lecture d’auteurs comme Proulx et Gusdorf et qui lui permet de construire une posture légitime assumée.
Mots clés : Méthodologies qualitatives, anxiété cartésienne, pseudosciences, épistémologie, sciences humaines.
Contexte
Je conduis une recherche en sciences humaines comme doctorant et j'utilise pour cela une méthodologie qualitative. À l'heure de passer à l'analyse des données collectées, cette recherche est devenue très pénible. Pour retrouver de la légèreté et lever ces blocages, j'ai d'abord exploré la voie méthodologique. La direction de la thèse m’a soutenu pour progresser sur les savoir-faire de l'analyse qualitative d'entretiens semi-directifs. Nous émettions pourtant l’hypothèse que le blocage était ailleurs.
C'est à la lecture de l'article de Proulx (2015) que s’est entrouverte une autre voie. L'auteur, un didacticien des mathématiques, explique que les critères de validité des recherches quantitatives ont été adaptés aux recherches qualitatives. Les « critères rationalistes » de « vérité » ou encore de « validité interne ou externe », de « consistance », d’« objectivité » ou de « neutralité » ont été adaptés et renommés. En sciences humaines on parlera plutôt de « crédibilité », de « confirmabilité » ou encore de « fiabilité ». Il appelle à s’interroger sur le fait que ces adaptations permettent aux critères rationalistes de hanter les recherches qualitatives alors que c’est un changement de paradigme qui serait nécessaire. Ce mot m’a reconnecté alors à une tentative que j’avais faite d’enrichir mon cadre théorique par l’approche de la complexité généralisée d’E. Morin grâce à ses travaux sur l’épistémologie de la connaissance (1986). Je retrouve les écrits de T. Khun des années 60 à propos du concept de paradigme[1].
De prime abord, passer par un détour épistémologique pour résoudre une faiblesse technique concernant l'analyse des données peut paraitre incongru et surtout ce n’est pas le moment - il me faudrait « avancer dans la thèse », me rapprocher de sa conclusion. Je décide pourtant de m’y replonger pour découvrir que, fondamentalement je ne croyais pas à ce que j’étais en train de faire ; je ne croyais pas à la méthodologie qualitative d’analyse d’entretiens que j’utilise pour la thèse. Mes représentations de la production de la connaissance étaient encore solidement ancrées dans le paradigme rationaliste des sciences dites exactes, les critères implicites que j’utilisais pour apprécier la qualité de mon travail discréditait ce même travail quel que soit l’application que j’essayais d’y mettre.
Or l’idée même de critère pour décrire une recherche qualitative peut-être interrogée.
Plus encore, la notion même de critère est mise en doute, tel que l’explique Schwandt (1996), car elle tire sa source d’un paradigme positiviste auquel les recherches qualitatives ne s’associent plus. Cette idée d’établir des critères alimente cette crainte, cette anxiété cartésienne, dirait Bernstein (1983), il ajoute qu’à moins de dépasser cette limitation humaine et d’atteindre une certitude dans nos affirmations, nous risquons de ne rien atteindre. Les recherches qualitatives tirent plutôt avantage de ces « limitations », retournées en force pour l’intelligibilité et la signification des résultats de recherche. (Proulx, 2019, p. 62)
Je me retrouve en plein dans cette « anxiété cartésienne » qui m’empêche d’être auteur, créatif, de prendre du plaisir à chercher.
Application personnelle de l’« anxiété cartésienne »
Concrètement, concernant l'analyse des entretiens, j'avais l'impression d'être en train de sélectionner (« d’interpréter ») des passages pour construire des inférences qui allaient me permettre de dire ce que je voulais ; d'inventer au final des résultats plausibles fruit d’une méthodologie acceptée par tous. Je suis bien conscient que des gardes fous existent à commencer par la direction de thèse mais je ne pouvais me départir d’une sensation de bidouillage[2].
Lors de cette acculturation que représente pour moi le monde de la recherche universitaire, j’ai rencontré des éléments qui confirment ces représentations.
- Il existe de nombreux écrits (des BD, des chapitres entiers de livres) consacrés à la fatuité et l’inutilité des travaux de recherches en sciences humaines. Je ne compte plus les références sociales aux « chercheurs qui ne trouvent rien »[3] ou, dans le milieu des enseignants, à la certitude que l’on peut trouver autant de recherches en sciences de l’éducation démontrant une vue que son contraire. À cela « on » peut ajouter que c’est tellement illisible que l’on peut leur faire dire ce que l’on veut. Ainsi, une représentation sociale forte est que les recherches en science humaines ont peu de valeur.
- J’ai entendu un tonitruant « Je ne crois pas en votre thèse !» lancé à un doctorant par un membre de son jury en soutenance. Je ne comprends toujours pas comment il est possible, à ce moment du processus de thèse, qu’un membre du jury puisse émettre une telle sentence ! Même au cœur de l’université, il me semblait entendre les mêmes doutes et incertitudes autour de la pertinence des recherches en sciences humaines.
- Enfin, quelques discussions avec des doctorants, dans des moments de doutes probablement, qui ne croyaient plus en leur travail. Ils partageaient le fait d’être déstabilisés par des injonctions paradoxales ou incomprises de leurs directions de thèse. J’ai eu l’impression que certains se résignaient à faire ce qu’on leur demandait. Ils ne leur restaient plus qu’à s’autoconvaincre pour rester enthousiaste et défendre leur travail en soutenance. Passé une certaine quantité d’investissement dans un projet il y a des remises en question qui peuvent paraitre trop douloureuses.[4]
Je me rends compte à quel point lister ces faits est douloureux : la vérité n’existe pas. Il me semble lire, maintenant, une des raisons de mon incursion dans ce territoire - l’université - où l’on produit les savoirs « universels ». Cette remise en question est ridiculement très profonde pour moi. C’est l’espoir d’une voie de concorde entre les humains que je me résous à abandonner. Une illusion, un espoir positiviste probablement.
Impact sur le travail de chercheur
J’aimerais illustrer concrètement comment ces doutes sur la légitimité de la recherche en sciences humaines affectent mon travail avec trois exemples.
- J’ai choisi la méthode des entretiens semi-directifs avec analyse des verbatims par regroupement en catégories.
La réalité des conditions de recherche m’a amené à réaliser des groupes d'entretiens avec des pauses inhérentes aux prises de RDV et aux agendas de chacun. Lors de ces pauses, j'ai commencé à transcrire et à faire des premières analyses en créant des catégories. Je me suis rendu compte que certains points n'étaient pas suffisamment abordés et j'ai donc fait évoluer la grille d'entretiens. Dans mes représentations, cela rendait la comparaison entre les différents entretiens impossible et affaiblissait grandement la pertinence de l'ensemble.[5]
- Je suis un doctorant qui travaille en discontinu sur ses analyses. Je vis en famille avec mes enfants et je travaille à plein temps.
Lorsqu'après une interruption de plusieurs semaines j’analyse à nouveau les entretiens, je reprends le travail de catégorisation mais je ne retrouve plus les mêmes catégories.
A d’autres moments, influencé par des lectures intermédiaires relatives à mon cadre théorique j’analysais avec d’autres intentions.
Le résultat de cette versatilité a été de perdre le sentiment de « fiabilité » et de diminuer la perception de « crédibilité » que j’accordais à mon travail.
- Suite à une première série d’entretiens en année 2, j’ai réorienté mon travail ce qui m’a amené à mener d’autres entretiens avec des enseignants choisis différemment. Je me suis ensuite interrogé sur ce que j’allais faire de cette première collecte. En discutant avec un autre chercheur j’ai imaginé la possibilité de leur envoyer les résultats de mon analyse. J’en parle alors avec la direction de thèse en mettant en avant des raisons éthiques concernant la prise en compte des acteurs dans une recherche, j’ai essuyé un refus que je comprenais à moitié.
La lecture de l’article de Proulx (2019, p.61) me fait penser que le plus important pour moi n’était pas l’éthique. Je cherchais aussi à augmenter le sentiment de « crédibilité » de mon travail. Si les interviewés pouvaient reconnaitre leur réalité professionnelle à la lecture de la première analyse faite de leur discours, j’aurais eu l’impression que je pouvais « monter » en interprétation et inférence en m’appuyant sur quelque chose de stable, de confirmé, de crédible pour moi.
Ce sujet est par ailleurs documenté dans la littérature anglo-saxonne sous le mot clé de « member checks ». Il renvoie d’un côté à l’intention de séparation entre le chercheur et ses données en vue d’obtenir des données « objectives », « transférables », « froides » qui pourraient amener au critère de reproductibilité [6]. De l’autre, il renvoie au lien - que le chercheur veut construire avec le terrain qu’il investigue – et donc à une éthique. Il me semble y voir une « double contrainte », une tension irréductible.
À tout cela s'est ajouté le processus normal d’échanges avec la direction de thèses où mon travail et mes choix étaient interrogés. Dans le contexte que je viens de décrire, ces interactions venaient percuter les bases de l’édifice rationaliste dont je tentais, non consciemment, de maintenir la survie.
Comment en sortir ?
Le détour épistémologique
À la lecture de Gusdorf (1974), je compris que la difficulté que je rencontrais déchire les fondements des épistémologies en sciences humaines depuis un demi-siècle. L’auteur invite clairement les philosophes et les épistémologues à prendre position à propos d’un nouveau paradigme propre aux sciences humaines où rien n’est égale par ailleurs.
« C'est-à-dire que la science de l'homme ne se réduit pas au simple constat d'une réalité devant laquelle je pourrais prendre l'attitude du spectateur pur. [..] La science de l'homme apparaît ainsi comme une contribution à l'édification de l'homme. L'objet de l'enquête se trouve en fin de compte modifié par l'enquête. » p. 73
Dès l’introduction d’un mémoire de master en 2016 je m’intéressais aux travaux Devereux (1980) et de Cyrulnik (2010) qui m’ont aidé à conscientiser le lien entre l’observateur et la situation observée dans une recherche scientifique. Je résumais cette préoccupation par cette citation :
« Quand l'observateur semble, à ses propres yeux, occupé d'observer une pierre, en réalité cet observateur est en train d'observer les effets de la pierre sur lui-même. » (Russell et Devaux 2013)
Cette question reste puissamment au travail en moi.
Pour être cohérent avec ce que j’écris, il me faut maintenant donner des éléments pour enrichir cette lecture ; permettre au lecteur de faire des liens entre l’observateur et la réalité qu’il tente de décrire.
Je ne pense pas être un esthète des études ; j'ai étudié pragmatiquement à l'université pour obtenir des diplômes. Or, il y a 5 ans je reprends des études - j'ai repassé un master 2 et me suis lancé dans la rédaction d’une thèse - alors que je ne me destine pas à une carrière universitaire. À cela s’ajoute que je viens d'un milieu social étranger au monde universitaire ; je porte en moi des représentations liées à l'inutilité des recherches en sciences humaines qui ne prouvent jamais rien.
Je n’ai donc pas de raisons évidentes à mettre en mots pour expliquer cette reprise d’étude.
Dans les moments de doutes sur la pertinence de mon travail, cette incertitude quant à la raison de cette reprise d’étude ajoutera au dénigrement latent ou explicite en moi et autour de moi. Depuis 4 ans je ne compte plus les « Mais pourquoi tu te prends la tête ?», « De toutes les façons cela ne te servira à rien », « Abandonne, viens avec nous plutôt » « Viens en vacances ». Je ne sais vraiment pas quoi répondre.
Je me retrouve ainsi à insister pour faire un travail long, couteux, sans raison de carrière et auquel je ne suis pas sûr de croire vraiment ! Joli projet.
Pour faire taire mes doutes je comptais, je pense, sur la longueur du processus de la production de ces résultats et l'application d'une méthodologie scientifique validée. Je pensais me convaincre de la qualité de mon travail par son côté besogneux et appliqué ; 4 ou 5 ans de travail, 600 pages (« avec ou sans les annexes ?»), une soutenance de thèse devant un docte collège universitaire de professeurs et autres émérites. Tout le monde allait être convaincu…
Pas si évident.
Pourtant l’abandon est une voie elle aussi risquée et habitée d’illusions. Elle m’obligerait à construire d’autres histoires pour justifier tout ce temps et ces efforts « perdus ». Histoires qui passeraient sans doute par des dénigrements … de la validité des sciences humaines et du monde universitaire. La boucle serait bouclée.
Je me retrouve face à un dilemme existentiel, menaçant de conséquences insoupçonnées qui revêt une réalité physique et émotionnelle très présente.
Je suis peut-être au cœur de cette intrication de la recherche et du chercheur dont parle Devereux. Cette citation de Bourgeois prend alors tout son sens :
« L’adulte n’entre pas en formation pour la beauté du geste. S’il accepte de payer le prix élevé de son engagement en formation, c’est parce qu’il vit une crise existentielle, qu’il perçoit le dépassement de celle-ci comme suffisamment nécessaire et qu’il est suffisamment convaincu que son engagement en formation contribuera significativement à ce dépassement. »(1996 p. 31)
L’objet de ma recherche : développement professionnel des enseignants et identité devient une donnée pertinente pour comprendre ce texte.
Une méthodologie qualitative assumée
Je construis l’espoir que ces réalisations vont me faire reprendre puissamment, légèrement et créativement mon travail. Plusieurs signes m’y font croire mais c’est encore trop fragile pour développer cela dans ce texte.
Proulx développe à la fin de son article le concept de générativité. La valeur d’un travail de recherche serait en lien avec son utilité pour l’avancement de la science. « L’appréciation de l’apport d’une recherche qualitative, sa validité scientifique, se rapporte alors aux idées et aux distinctions qu’elle permet de générer. » (Proulx, 2015, p.64)
Ce détour m’amène à émettre une hypothèse. La générativité pourrait suggérer que les recherches qualitatives en sciences humaines seraient avant tout « fondamentales ».
« Les recherches fondamentales ont pour objectif « le développement interne des sciences », et ont pour souci de répondre en premier lieu « à la logique du développement interne d’une discipline », en lui apportant un « renouvèlement d’ensemble des perspectives théoriques » sans préoccupation majeure des « perspectives d’application immédiate ». Kaddouri (2008, p.82)
Nous, pour le même auteur, à l’autre embout de l’empan de toutes les combinaisons possibles des recherches praxéologiques. La générativité nous permettrait d’apprécier autrement la qualité d’une recherche basée sur une méthodologie qualitative dont la scientificité serait affirmée et assumée.
Pour continuer la discussion :
Bibliographie
Bourgeois, Etienne. 1996. « Identité et apprentissage ». Éducation permanente (128).
Cyrulnik, Boris. 2010. Sous le signe du lien : une histoire naturelle de l’attachement. Paris : A. Fayard, impr. 2010.
Devereux, Georges. 1980. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris : Aubier.
Gusdorf, Georges. 1974. Introduction aux sciences humaines essai critique sur leurs origines et leur développement. Paris: Éd. Ophrys.
Kaddouri, Mokhtar. 2008. « Praticiens et chercheurs: litiges autour d’un qualificatif ». Éducation permanente 79‑90.
Mialaret, Gaston. 2004. Méthodes de recherche en sciences de l’éducation. Paris : Presses universitaires de France.
Morin, Edgar. 1986. La méthode, tome 3 : La connaissance de la connaissance. Paris : Seuil.
Proulx, Jérôme. 2019. « Recherches qualitatives et validités scientifiques ». Recherches qualitatives 38(1):53‑70.
Reboul, Olivier. 1981. La philosophie de l’éducation. Paris: Presses universitaires de France.
Russell, Bertrand, et Philippe Devaux. 2013. Signification et vérité. Paris : Flammarion.
[1] Ce que j’en retiens c’est que chaque paradigme est un lieu de pensée clos qui délimite des modèles théoriques, des pratiques, des champs de questions. Le chercheur en sciences humaines pourrait trouver intérêt à mettre à jour dans quel paradigme ils travaillent.
[2] J’ai en tête les thèses validées par un président de jury comme R. Faurisson ou plus près de nous, en sciences de l’éducation, des thèses validées qui appuient certaines vues avec des jurys composés de personnes « acquises à la cause ».
[3] « Des chercheurs qui cherchent, on en trouve ; des chercheurs qui trouvent, on en cherche. » citation apocryphe attribuée à De Gaulle qui connait un succès à partir des années 1980.
[4] Je note qu’à propos de ces abandons sont mis en avant (étude du CEREQ de 1998 par exemple) des facteurs externes liés au travail ou à la vie familiale ; je ne connais pas d’étude qui auraient mis en exergue des conflits internes aux doctorants.
[5] « les travaux de Jacob (1988) soulèvent l'importance pour différentes traditions de recherche qualitatives de cette adaptabilité au cours de la recherche » (Proulx, 2019, p.6.). Je peux m’autoriser enfin à penser – et non à dissimuler - cette adaptabilité nécessaire.
« La reproductibilité en recherche qualitative en sciences humaines est assumée comme étant impossible, mais surtout non désirée : « l’idée de reproductibilité participe à un affaiblissement du processus de recherche. » (Proulx, 2019, p.61) À l'inverse de ce que mes représentations m'amenaient à croire cette adaptabilité du chercheur au cours de sa recherche renforcerait la pertinence des données collectées.
[6] Pour éviter la « contamination des données » (Proulx, 2019, p.61). Ce terme est quand même signifiant.