L’enseignement explicite [1], ou enseignement efficace, trouve ses théoriciens chez Clermont Gautier, Steve Bissonnette et Mario Richard [2]. Ils s’appuient sur des recherches comme le projet Follow Through [3]. Cette démarche correspond à des « méga-analyses » (c’est-à-dire des compilations de méta-analyses) de recherches en sciences humaines de par le monde, dans le but d’augmenter la force de la preuve par des échantillons de plus en plus grands. On trouve également la méga-analyse conduite par John Hattie [4] qui semble aboutir à des résultats similaires.
Ces études font apparaitre une forte prépondérance de « l’effet-maitre » sur la réussite des élèves. Elles déconseillent fortement les pratiques qui négligeraient la part de cet effet. En premier chef, les pratiques de types socioconstructivistes.
L’enseignement explicite appartient à la famille pédagogique dite « instructionniste. » Il s’oppose aux pédagogies de la seule découverte, centrées sur l’élève. D’après Gauthier, Bissonnette et Richard (2007), un enseignement explicite se traduit par l’enchaînement de plusieurs étapes :
- La mise en situation : la présentation de l’objectif d’apprentissage, la traduction de l’objectif en résultats attendus, l’activation de ce que savent les élèves, la vérification et, si besoin, l’enseignement des connaissances préalables.
- L’expérience d’apprentissage : le modelage (présentation claire de l’objet d’enseignement, par des exemples et des contre-exemples), la pratique guidée (pour vérifier la qualité de la compréhension des élèves sur des tâches semblables au modelage, par questionnement et rétroaction) et la pratique autonome (pour consolider les réussites).
- L’objectivation : pour extraire les concepts, les connaissances, les stratégies ou les attitudes essentielles, pour ensuite les mémoriser.
Et le constructivisme ?
Qu’entendons-nous par constructivisme ? Un sujet apprend (c’est-à-dire assimile des informations, s’y accommode et donc s’adapte) par un mécanisme de réorganisation interne : c’est en ce sens que l’on parle de construction de connaissances ou de compétences, en lien avec des savoirs de référence. Apprendre n’est pas ajouter, mais transformer une organisation interne existante, au regard d’un environnement qui induit une appropriation.
Cette théorie de la construction cognitive est expliquée par Jean Piaget [5] à partir du principe de l’équilibration majorante [6].
Au départ, un élève dispose d’expériences qui ont forgé des représentations, même parcellaires, sur le savoir à travailler. Seulement, puisqu’il ne les utilise pas, il se trouve en phase dite « d’incompétence inconsciente » (II : je ne sais pas que je ne sais pas), ce qui est confortable. L’enseignant, fort de son projet de transmission de savoirs, le place ensuite face à un obstacle (on parle en didactique de « situation-problème ») pour qu’il se rende compte de l’insuffisance (potentielle) de ses connaissances. L’élève entre alors dans une phase « d’incompétence consciente » (IC : je sais que je ne sais pas), affectivement désagréable. Pour la compenser (et faire retrouver aux élèves leur équilibre cognitif), l’enseignant répond aux questions qu’ils sont en train de se poser, puis en profite pour mettre en forme ce qu’il présente du savoir. C’est le moment de transmission formelle des savoirs. Apparait ainsi la phase de « compétence consciente » (CC : je sais que je sais) et son lot d’émotions agréables, qui agissent telles des récompenses à l’effort. Les entrainements et répétitions successives, répétées sur le temps, conduisent ensuite à la phase de « compétence inconsciente » (CI : je ne sais plus que je sais), qui ouvre à d’autres apprentissages futurs.
Comme le constructivisme, le socioconstructivisme suppose que les connaissances et les compétences se construisent. Mais il défend, en plus, que cette transformation n’est pas seulement individuelle, elle est facilitée par des interactions sociales. L’évolution des représentations des élèves est favorisée par leurs confrontations, le plus souvent à travers des situations de travail en groupe. On trouvera chez Lev Vygotsky et chez Jerome Bruner une abondante littérature sur l’importance des interactions sociales dans le développement des connaissances d’un sujet.
Cette organisation des phases n’a pas pour effet d’amoindrir la place de l’enseignant. Bien au contraire. Elle la précise et l’intensifie. Autrement dit, il n’y a pas de rapport entre vouloir transformer des représentations des élèves et refuser d’intervenir.
Il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves apprennent
Suite à ces explications, les sciences humaines admettent les postulats suivants pour enseigner :
- on a intérêt à s’appuyer sur les représentations spontanées des élèves, pour éviter l’effet du cataplasme sur une jambe de bois,
- le but premier d’une situation d’enseignement est de soulever du questionnement (par rapport à ces représentations spontanées), de manière à ce que les réponses apportées par l’enseignant correspondent aux questions que les élèves se posent,
- lorsque les élèves ne parviennent pas à s’échanger suffisamment correctement les savoirs experts, c’est à l’enseignant de le faire, de manière explicite, c’est-à-dire clairement et synthétiquement.
L’explicitation intervient à plusieurs moments :
- au sujet des implicites de la consigne : l’essentiel n’est pas de seulement exécuter une consigne, mais également de réfléchir aux apprentissages attendus (et pas toujours évidents, surtout pour les élèves les plus démunis)
- au sujet de la formalisation des savoirs, à partir des questions des élèves et/ou de leurs erreurs. Ainsi, les situations de transmission des savoirs par l’enseignant font plus sens parce qu’elles arrivent en réponse à des questions que les élèves se posent. Elles peuvent alors contribuer à restructurer des systèmes de pensées et ainsi manifester un apprentissage
- au fil de l’activité des élèves, pour les aider à ne pas succomber dans des stratégies de confort de contournement des apprentissages (voir les travaux de Serge Boimare). Les pratiques de coopération entre élèves peuvent compléter l’intervention de l’enseignant.
Lorsque l’enseignement explicite défend le rôle de « l’effet-maitre » dans l’efficacité des dispositifs pédagogiques, il ne remet pas en question le socioconstructivisme. Nous pouvons citer Marc Bru [7] en appui de nos propos : « Pour autant, l’interprétation serait abusive si l’on en venait à affirmer qu’il a été démontré que la méthode traditionnelle au sens d’une méthode magistrocentrée et impositive est la meilleure (conclusion qui, à tort, est parfois attribuée aux résultats des travaux effectués dans le sillage du projet Follow Through). Il serait tout aussi abusif de faire l’amalgame et de considérer que les théories constructivistes des psychologues et psychosociologues sont invalidées. Seules sont à remettre en cause les méthodes qui, au nom du constructivisme, affirment (également à tort) que la meilleure solution consiste à laisser à l’élève l’entière initiative des activités scolaires et, pour l’enseignant, à se mettre en retrait. Le constructivisme et le socioconstructivisme peuvent aussi bien inspirer des méthodes d’interstructuration qui accordent une fonction indispensable à l’enseignant (accompagnement, médiation). »
Les théories constructivistes de l’apprentissage sont donc essentielles pour travailler le sens et la durabilité de ce que les élèves doivent apprendre : ce qu’ils construisent se fait à partir de leurs expériences passées, par reconfigurations successives de leurs acquis. Les travaux de Clermont Gauthier et al. sont intéressants parce qu’ils formalisent l’instant où l’enseignant transmet les savoirs aux élèves. Ils rappellent à leur tour qu’il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves apprennent et insiste sur la particulière complexité de ce moment.
La notion d’explicitation appartient tout autant au champ du constructivisme qu’à celui de l’enseignement explicite. « Un bon enseignant doit disposer de toutes ces techniques et s’en servir à bon escient, selon les notions, l’âge des élèves, la place dans la programmation et selon les contextes. Lorsque certains courants de recherche tentent de faire croire que certaines démarches seraient intrinsèquement meilleures que d’autres, ils se trompent. Par exemple, l’instruction directe, très « étapiste » et procédurale, peut être pertinente dans certains cas, mais il ne faut pas laisser accaparer le terme « explicite » pour cette seule acception : une démarche de résolution guidée peut être très explicite. Il existe mille et une manières de conduire un enseignement plus ou moins explicite. Attention au hold-up sémantique ! [8] »
Le constructivisme, en priorisant les mécanismes de l’appréhension des connaissances chez l’apprenant, oblige à dissocier ce qui est de l’ordre de l’enseignement et ce qui est de l’ordre de l’apprentissage. Un dispositif pédagogique efficace aurait donc tout intérêt à inclure dans ses préoccupations ces deux versants ; l’un n’exclut pas l’autre. En étant précis sur les concepts, nous pourrons éviter les amalgames du type socioconstructivisme et laxisme pédagogique. Les apprenants n’apprennent pas seuls, cependant ils ne sont pas non plus passifs, ils sont partie prenante de leurs apprentissages.
Pierre Cieutat
Professeur des écoles-formateur
Sylvain Connac
Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Paul-Valéry de Montpellier, membre du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques
Pour aller plus loin :
Voir « Enseigner plus explicitement : l’essentiel en quatre pages », dossier de ressources du centre Alain Savary
Supports pédagogiques et inégalités scolaires
Recension de l’ouvrage de Stéphane Bonnéry aux éditions La Dispute, 2015.
Notes:
[1] John Hattie recommande l’enseignement explicite plutôt que le recours aux pratiques constructivistes :
http://enseignementefficace.blogspot.fr/2012/12/john-hattie-prefere-lenseignement.html
[2] Clermont Gauthier, Steve Bissonnette et Mario Richard. « L’enseignement explicite », Enseigner, sous la direction de Vincent Dupriez et Gaëtane Chapelle, PUF, 2007.
[4] John Hattie, The politics of collaborative expertise, Pearson, 2015.
[5] Jean Piaget, L’équilibration des structures cognitives - problème central du développement, PUF, 1975.
[6] Daniel Favre, Cessons de démotiver les élèves, Dunod, 2015.
[7] Marc Bru, « L’évaluation des méthodes », Les méthodes en pédagogie, collection « Que sais-je ? ». PUF, 2015, p.108.
[8] Extrait d’une conférence de Roland Goigoux, 2016 à l’IFE. http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/nouvelles-professionnalites/formateurs/roland-goigoux-quels-savoirs-pour-les-formateurs lue le 31 janvier 2017.